Quitter sa langue natale, écrire en français

Jean-Pascal Dubost et Florence Trocmé du site Poesibao ont lancé une vaste enquête à ce sujet. Je reproduis ici ma contribution, publiée le 15 février 2023 :

Tout ceci n’a jamais été clair. Et aujourd’hui encore, plus que jamais, je me demande. Que s’est-il passé ? De quoi s’agit-il ? Est-ce une greffe ? Une mutation ? Une histoire de parasitisme ? Suis-je l’organisme hôte ? Le convive ? Si seulement l’affaire relevait du visible… En regardant de très près, on finirait sûrement par distinguer des cellules, par séparer les corps, peut-être par identifier, dans l’enchevêtrement des organes divers et variés, des tissus anciens, des moignons, des membres atrophiés. Conviendrait-il alors de parler encore de la langue maternelle ?

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Les grands défis

Dans un futur musée de notre époque, il y aura toute une aile dédiée aux pratiques extrêmes. Aux sauts dans le vide depuis les viaducs ferroviaires situés auprès des villages en voie de reconversion économique, par exemple, à l’art de glisser sur les infrastructures urbaines, aux mangeurs de l’extrême, aux convoyeurs de l’extrême, ou encore — et cela mériterait une salle à part — à la motivation extrême. À cette pratique qui consiste à se fixer des objectifs pour ensuite être pris de vertige devant l’abîme qui nous en sépare, puis à se nourrir méthodiquement de ce vertige pour provoquer des états de conscience altérée susceptibles de combler le gouffre de la réalité en faisant intervenir les puissances psychiques occultes. Les visiteurs pourront ainsi découvrir et apprécier nos milles et une stratégies pour accomplir une telle ou telle tâche administrative, ils apprendront enfin comment on s’y prenait jadis pour effectuer les sauvegardes de Mes Documents sur un disque externe, bref — tout l’art de relever individuellement les grands défis de notre époque sera exposé aux regards des visiteurs du futur qui sauront dès lors que la vie harmonieuse qu’ils ont le loisir de mener est le fruit d’anciennes pratiques motivationnelles extrêmes dont l’originalité et l’efficacité ne pouvaient tôt ou tard aboutir qu’à quelque chose de proprement monumental.

Cette idée de rentrer

Cette idée de rentrer est fort respectable, et cache peut-être même quelque chose de bien. Néanmoins, à se fier aux bribes de conversations glanées ici et là sur les aires de service, il n’est pas toujours évident de rentrer au bon endroit. De nombreuses personnes en font l’expérience en ce moment même : on a beau y mettre toute sa volonté, ça ne rentre pas. Par où faut-il passer ? Les épluchures de concombre que l’on a semées derrière soi en partant restent introuvables, les cartes mentales ont pris beaucoup trop de soleil, les panneaux Toutes Directions nous déroutent. Le monde est un rond-point géant au milieu duquel gît une très belle installation évoquant l’une de ces spécificités locales que l’on n’a pas eu le temps de visiter.

Très difficiles à mémoriser

J’aime cette idée que les aspirateurs, les agrafeuses et les isolants thermiques portent secrètement, à la manière des plantes vertes ordinaires, des noms latins composés d’au moins quatre mots très difficiles à mémoriser.